La femme parfaite est un serpent
J&L le détail qui tue
Nous vous proposons d’observer ce mois-ci l’un des chefs-d’œuvre de la collection du Louvre, La Grande Odalisque d’Ingres. Produite dans le courant des années 1810, cette peinture est loin d’être un simple nu féminin placé dans le cadre d’un Orient fantasmé : elle est en fait le reflet d’une lutte artistique.
La Grande Odalisque, Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1814, Musée du Louvre, Paris
Depuis la Renaissance, de nombreuses querelles sans fin déchirent la théorie de l’art en Europe Occidentale. Les artistes se querellent à propos des proportions, de la perspective, des techniques, de la hiérarchie des genres, des canons de beautés, etc. L’une des querelles ayant fait couler le plus d’encre fut celle du coloris. Les artistes tentaient de définir la nature même de la peinture : une activité de l’esprit, dominée par le dessin qui cherche la forme idéale ; ou une illusion des sens, influencée par le coloris qui imite le réel. Au début du XIXe siècle, cette question oppose deux grandes figures : Ingres, partisan du dessin, et Delacroix, partisan du coloris.
Comme de nombreux autres artistes de son temps, Ingres est touché par la mode de l’Orientalisme, mais il ne voyage pas pour découvrir l’Orient, à la différence de Delacroix, il se contente de le fantasmer. Pour lui, l’Orient est peuplé de femmes sensuelles, alanguies et nues à longueur de journée, secrètes et mystérieuses, vivant dans le luxe des harems. Ingres compose son œuvre autour d’une série de courbes et de contre-courbe, place son modèle dans une posture à la fois offerte et pudique, afin de donner corps à sa vision d’un Orient sensuel. Pour accentuer la courbe des hanches, l’artiste prend la décision étrange d’ajouter trois vertèbres à son modèle, allongeant de manière subtile et presque imperceptible son dos. Cette astuce lui permet de présenter l’Orient comme une contrée sortie d’un rêve légèrement distordu, étranger et familier tout à la fois.
Positionnée comme elle l’est, cette jeune femme au regard froid et hypnotique, au corps contorsionné dans une posture dévoilant son corps tout en le cachant aux yeux indiscrets, incarne parfaitement l’idéal de la beauté féminine orientale selon Ingres. La femme parfaite à ses yeux est comme un serpent : fascinante, exotique, sensuelle et dangereuse…
J&T